1940
C.A. Loosli an Pierre Bovet
20. Juli 1940
Bien cher ami,
jamais comme en ces derniers temps j’ai si souvent pensé à toi et aux tiens, et plus d’une fois j’étais sur le point de t’écrire. Si j’en ai été retenu, c’est tout simplement parce que je craignais d’affligeantes nouvelles que – heureusement! – ta bonne lettre vient de dissiper au moins dans ce qu’il y a de plus essentiel. Aussi je t’en remercie bien vivement: Elle m’apporte un soulagement véritable.
Et merci aussi pour ton livre que je me promets de savourer à tête reposée, dès que j’en trouverai le loisir. Sans l’avoir découpé encore je viens de le feuilleter, juste assez pour m’en promettre d’intimes jouissances, un peu mélancholiques il est vrai, puisqu’elles me reporteront à un temps definitivement passé.
Tu me croiras sans peine, si je te dis combien je me sens profondément remué et attristé par les évènements que nous subissons. Ceci d’autant plus que depuis des années je les avais prévus et prédits. Il est dur de voir se réaliser ses prophéties de la sorte, d’autant plus dur que je prévois que nous sommes encore bien loin d’en voir le terme et que ce qu’un avenir plus ou moins prochain nous réserve ne sera rien moins que doux. L’effondrement de la France m’a, comme tu le penses, particulièrement affecté quoique je m’y attendais. Pas en si peu de temps, il est vrai! Et je t’avoue que je ne serais pas extraordinairement ni surpris ni même désolé si l’Angleterre à son tour se trouvait envahie. Car je n’y verrais pas une fin, mais le commencement d’une grande et splendide renaissance, non pas de l’Europe seulement, mais de l’humanité toute entière. Tu penses bien que je n’attends pas le salut des forces dictatoriales et barbares. Je suis au contraire profondément convaincu que toutes les nations subjuguées se remettront plus facilement et d’une manière plus durable de leurs défaites que leurs ennemis de leurs victoires – la France la première! Quant à notre pauvre Suisse, hélas!, une fois de plus elle s’oriente dans la direction du succès de la force, de la brutalité et de l’injustice et je suis persuadé qu’elle le payera cher.
Eh. bien! Malgré tout, malgré mes prévisions les plus sinistres je ne me sens nullement découragé. J’ai la convicition intime que la liquidation d’un état des choses putréfié, de la corruption politique et morale presque traditionelle que nous subissons en ces temps douloureux ne peut aboutir qu’à un réveil de la conscience universelle qui le guérir, pour deux ou trois siècles du moins du matérialisme suraigu dont nous nous sommes laissés envoûter. Que l’opération soit douloureuse et longue, je ne me le dissimule pas, et pourtant je ne me suis jamais senti moins abattu que maintenant parce que ma convicition intime m’affirme que la bonté, la justice, la beauté et la verité triompheront en dernier lieu fatalement du mal qui nous a trop longtemps rongé et affaibli. Je suis tout aussi persuadé que le peu de bien que nous aurons pu faire autour de nous ne sera pas perdu pour ceux qui nous succéderons et qu’ils nous tiendront compte, sinon de ce que nous n’avons pas su réaliser, du moins de notre bonne volonté et de nos efforts. Loin de déséspérer je me sens aussi combatif, quoique peut-être avec un peu plus de pondétation, qu’au temps où j’étais peut-être plus agité que vraiment actif. Aussi je ne deséspère de rien et en cela je me sens de nouveau isolé das mon entourage, comme je le fus toujours. Mais cette fois nos positions se trouvent radicalement changées. Pendant de longues années je me suis toujours insurgé contre le béat optimisme («il n’y en a point comme nous!») au point de m’avoir acquis la réputation d’un noir pessimiste doublé d’un sceptique incorrigible. Et aujourd’hui, voilà mes chers compatriotes tremblotant dans leurs culottes mouillées, regrettant une vie dont ils n’ont point sûs tirer parti et annonçant en pleurnichards surpris et abassourdie, craingnant la fin du monde, tandis que moi je ne vois que les crises d’enfantément d’une ère nouvelle et meilleure… pour ceux qui montent. Aussi je ne désarme pas, quoique je sais bien que j’ai fait le plus clair de mon temps et que le moment n’est pas trop éloigné où je passera l’arme à gauche. Mais pas avant en avoir usé jusqu’à la dernière cartouche!
C’est te dire que malgré tout je ne vais pas trop mal et, heureusement, les miens non plus! Si tu le peux et si un bon vent t’amène à Berne, fais moi le plaisir de venir me serrer la main. Il y a vraiment trop longtemps que nous ne nous sommes vus!
En attendant reçois, toi et les tiens, mes meilleurs souhaits et mes salutations bien cordiales
C. A. Loosli
P. S. À propos! Il y a eu mardi huit jour que j’ai eu à l’improviste la visite de don cousin Fritz Bovet de Neukirch que je n’avais plus revue depuis 43 ans. Toutefois je l’aurais reconnu n’importe quand et où, tellement sa physiognomie et sa façon de présenter sont restées les mêmes. Nous avons beaucoup causés des temps d’antan et il m’a chargé de te transmettre à la prochaine occasion ses meilleures salutations.