1900
Une gaffe.
(par Charles Trebla). In der Weltchronik, Bern, Nr.46, 17.11.
Les deux premiers mois de mon séjour à Paris furent pour moi un temps de noire déveine. Non pas que cela tînt aux circonstances extérieures, mais j’étais un bleu, dans la plus large acception du terme et à me voir, on aurait pu croire sincèrement, que je considerais comme perdu, chaque jour, qui ne me donnait pas l’occasion de faire plusieures gaffes. Mes copains parigos en rigolaient tout naturellement et prenaient un malin plaisir de me faire « plonger dans le midi » (cette expression, qui peut être étrangère à nos lecteurs, signifie, tout simplement : se ficher de la poire de quelqu’un). Pourtant le Parisien n’est pas méchant et, s’il aime rire aux dépens d’autrui, il évite tout ce qui pourrait froisser sérieusement celui dont il se joue. Du reste, j’avais un protecteur en la personne de mon collègue et ami, Jules Frangin, qui savait toujours tourner les choses, de manière à leur enlever le fiel et ne permit jamais que l’on poussât trop loin la plaisanterie à mon égard. Je l’aimais sincèrement et nos relations devenaient de jour en jour plus intimes. C’était lui, qui réparait mes impairs ; c’était lui encore, qui me consolait des gaffes commises, en me disant : « Ce sont des choses qui arrivent à chacun et du reste, à Paris, personne ne t’en gardera rancune. On en rit un moment et c’est oublié. Tel que tu me vois et je suis pourtant une vieille toupie, qui depuis tout jeune a appris à tourner, eh ! ben, tiens ! hier encore, il m’est arrivé . . . . « puis venait une histoire, qui me prouvait, combien il fallait peu de chose pour dépasser les limites du conventionnel. Finalement je m’en consolais et je fis l’expérience que la meilleure chose à faire dans ces cas, c’était de rire hardiment de sa propre bévue. Pourtant, il devait m’arriver une aventure, qui me démontra, combien facilement l’on pouvait, même avec les meilleures intentions du monde, se mettre le doigt dans l’œil.
Il faut dire qu’à ce moment-là, je cherchais une place dans la rédaction d’un journal. Mon ami Frangin était naturellement au courant de mes désirs et faisait son possible pour me lancer dans la voie de mes aspirations. Et maintenant, je commence mon histoire.
C’était par une journée pluvieuse du mois de mars, à quatre de l’après- midi. Assis confortablement dans ma chambre, je jouissais de bien-être de me sentir à l’abri, tout en fumant comme un enragé. Je ne pensais pas à mal, lorsque brusquement, sans crier gare, la porte s’ouvre avec fracas et Frangin tourbillonne impétueusement dans ma chambre, non sans renverser deux chaises et une table de nuit. Je ne m’étais pas encore remis de cette brusque irruption, que mon ami m’avait déjà serré les mains et fait tourner plusieurs fois sur moi-même, tout en criant, comme un beau diable : « Eh ! bien, mon vieux plâtre, j’ai ce qu’il te faut. D’ici à huit jours, tu seras casé ou j’y perdrai mon nom. » Comme cette nouvelle n’avait rien de fâcheux pour moi, je pardonnai volontiers à mon ami, le chambard qu’il avait causé. Il me dit alors, qu’il avait vu la comtesse d’X . . et que cette dernière s’était vivement émue du récit, que lui, Frangin, lui avait fait, de mes tribulations. Or, la comtesse d’X … est connue dans tout Paris pour exercer une influence considérable sur une certaine partie de la presse et avait promis de faire son possible pour me procurer une place, aussitôt que l’occasion s’en présenterait. « Cela ne peut pas te manquer », continuait mon ami. Tu vas voir Mme la comtesse demain, après le déjeuner, tu lui présente ton affaire et ça y est. Seulement il s’agit de ne pas faire des gaffes et d’avoir réponse à tout. Elle te parlera d’une foule de choses. Faut pas te gêner, faut blaguer, que cela ait du sens ou non, parce que, entre nous dit, Mme la comtesse est une buse, qu’il s’agit d’épater à tout prix. Mais encore une fois, pas de gaffes. Adieu. »
Et voilà Frangin s’en allant, comme il était venu. Il faut avouer que je n’étais pas tout à fait bien dans mes petits souliers, car c’est toujours en voulant éviter à tout prix les bévues que je fais les plus grosses. Enfin « audaces fortuna juvat ».
Le lendemain, à l’heure convenue, je flanquais mon carton à un long diable de valet de chambre. Il revint au bout d’un instant et m’introduisant dans la chambre de toilette, somptueusement décorée, de la comtesse, me dit : « Madame la comtesse viendra dans un instant ». La porte se referma doucement derrière moi et vraiment j ‘étais un peu bœuf. « C’est ainsi qu’on reçoit son coiffeur » , me disais-je. « Aurais-je mal compris Frangin ? » Je n’eus pas le temps de continuer ces réflexions. La porte s’ouvrit et Madame d’X … entra dans toute la gloire de sa beauté, car elle était belle, il n’y a pas à dire. La seule chose qui m’intriguât, était à savoir pourquoi sa femme de chambre l’accompagnait. Je saluai profondément. « Bonjour, monsieur ! me dit-elle. Je vous attends déjà depuis une heure. Vous êtes donc bien occupé ».
– J’avoue que cette entrée en matière m’embrouilla tout à fait.
– « L’on m’a dit beaucoup de bien de vous. Il paraît que vous
connaissez votre métier » , continuait la comtesse. – « Je fais mon possible, Madame », balbutiai-je tout confus. – « Eh ! bien, nous allons vous voir à l’œuvre ». – En disant cela, la comtesse s’assit sur un moelleux fauteuil et posant péniblement son pied droit sur un tabouret rembourré, pendant qu’elle se faisait déchausser par sa femme de chambre, elle continua : – « Voilà quinze jours que je ne puis presque plus marcher. Croyez-vous que cela durera encore longtemps ? » – « J’espère bien que non », répondis-je, de plus en plus désorienté. – « Eh bien, mettez-vous à l’ouvrage. Je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. » – « Mais, Madame … » – « Faites donc, je suis pressée ». – « Mais, Madame…. » – « C’est trop fort », s’écria la comtesse. « Votre manière d’agir ne confirme absolument pas les recommandations, que l’on m’avait données sur votre compte. On m’avait dit que vous étiez prompt et habile. Ne comprenez-vous donc pas que cette attente me fait souffrir. » – « Mais que voulez-vous donc que je fasse, Madame ? » – « Voilà qui est fort. On fait venir un masseur et il demande ce qu’il doit faire ». – « Mais je ne suis pas masseur, Madame ».
Cette fois ce fut la comtesse, qui piqua un soleil en retirant vivement sa jambe. – « Mais qui êtes-vous donc alors ? » s’écria-t-elle en me jetant un regard courroucée. – « Je me nomme Charles Trebla, journaliste », dis-je en m’inclinant. – « En voilà une bonne », dit la comtesse avec un éclat de rire. C’est donc de nouveau mon imbécile de Jean, qui m’en a joué une… ! Il n’en fait jamais d’autres…Jean ! Jean ! »
Le long diable parut sur la porte. – « Que faites-vous d’introduire ce monsieur ici ? » – « Mais…Madame la comtesse n’avait pourtant dit qu’il fallait conduire l’un de ces messieurs au salon et l’autre dans la chambre de toilette de Madame. » – « Vous ne regardez donc pas les cartes ? » lui demanda la comtesse. – « Que si, Madame. Seulement en sortant, je ne savais plus, lequel de ces messieurs Madame la comtesse désirait voir au salon ». – « Vous êtes une brute ! »
Et s’adressant à moi, Madame la comtesse me dit : « Eh ! bien, je crois que nous pourrions reprendre notre conversation, commencée si étrangèrement.
Cette conversation eut pour effet, que huit jours plus tard, j’étais co-rédacteur d’un journal parisien. Et si jamais gaffe m’a porté bonheur, c’était bien celle de ce diable de Jean. Car vous pensez bien, amis lecteurs, que je réiterai mes visites chez Madame la comtesse. Seulement dès lors l’on me reçut au salon.
Je n’aurais pas ètè fâché du contraire.